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Extraits du second volet "La calvaire des victimes des mines empoisonnées"
"Vivre en cosmonaute
Emmanuel, lui aussi, « vit en cosmonaute »,
comme il dit. Dans le village de Ternand, dans le Rhône, cet ouvrier de
la chimie de 45 ans a acheté une petite maison qui lui coûte 800 euros
par mois de crédit immobilier. Dans ce joli vallon, on a extrait du
plomb entre 1870 et 1920. Après une première étude en 2011, Géodéris est
revenu en 2015 pour réaliser des prélèvements : ils sont
catastrophiques.
Sur son terrain, on a trouvé 50 g de plomb par kg de sol, plus de 4 g
d’arsenic par kg de sol (quand la concentration médiane dans les sols
en France est de 0,012 g/kg), ainsi que du cadmium et de l’antimoine.
Emmanuel savait que sa maison se trouvait à côté d’une ancienne mine,
mais il ignorait vivre sur les déchets miniers eux-mêmes.
Le rapport Géodéris préconise de « supprimer l’exposition […] aux poussières » venant « de l’extérieur et des talus » et établit formellement que « la présence d’enfants en bas âge » est « incompatible dès le premier jour d’exposition » :
aucun enfant ne pourrait passer une seule journée dans le jardin
d’Emmanuel sans courir un risque d’intoxication. Ses voisins sont dans
une situation semblable : on a relevé 100 g de plomb par kg de terre sur
l’aire de jeux des enfants, qui s’avère aussi être un dépôt minier.
Les habitants n’en ont été informés que trois ans plus tard. La
réunion a eu lieu en avril 2018 en présence du sous-préfet du Rhône, de
l’Agence régionale de santé, de la Dreal et de quelques élus. « Le
sous-préfet, Pierre Castodi, a répété plusieurs fois que s’il y avait
eu une mine à cet endroit, ce n’était la faute de personne, raconte Emmanuel, que l’État n’en était pas responsable et que nous devions déjà nous estimer heureux d’être informés des risques "en toute transparence". On nous a expliqué qu’il suffisait de suivre les recommandations sanitaires qui "relèvent du bon sens". »
À cette occasion, le représentant de l’État a conseillé aux riverains
de recouvrir leurs terrains de terre végétale, à leurs frais, ajoutant
que si cela ne leur convenait pas, ils restaient libres de vendre leurs
maisons. « On est dans une société qui cherche de plus en plus à se prémunir des risques, a relativisé le sous-préfet [1]. Quand on habite près d’une rivière ou en bord de route, il y a des risques aussi. »
Emmanuel a abandonné son potager et son intérieur est impeccable, il
veille scrupuleusement à ne faire entrer aucune poussière. Pourtant, le
taux d’arsenic dans son sang est deux fois et demi au-dessus du seuil de
surexposition. « Je risque un cancer, dans dix ou quinze ans. Mais j’aurai du mal à faire la preuve que c’est lié à cette pollution. »
Justice incertaine
De fait, en 2020, le pôle environnement du tribunal d’Aix-en-Provence
a classé sans suite les 45 plaintes pour empoisonnement déposées par
les riverains des mines gardoises de La Croix de Pallières, intoxiqués à
l’arsenic, au plomb et au cadmium : selon le tribunal, on ne peut être certain que les mines en soient à l’origine.
Dans son pâté de maisons, Emmanuel est le seul à avoir intenté un
procès à l’État au titre de la réparation d’un dommage minier. Dans le
mémoire versé au tribunal administratif de Lyon, la préfecture mitraille
les arguments : le plaignant aurait dû fournir la preuve que
l’exploitant de la mine qui a fermé en 1920 est réellement défaillant ; il ne s’agit pas d’un « dommage minier » puisque ce n’est ni un « affaissement » ni un « accident » ; et quand bien même l’État serait responsable, il serait exonéré par « la faute de la victime » : Emmanuel « savait
qu’il s’installait sur le site d’une ancienne mine puisqu’il
bénéficiait [dans l’acte de vente] d’un droit de puisage dans le puits
de la mine ». Enfin, il n’y a pas lieu d’indemniser le propriétaire puisque « sa propriété conserve ses usages » : Emmanuel peut limiter les risques en adoptant « certains comportements » et « n’a pas d’enfant en bas âge ». Enfin, pas pour l’instant.
Comme pour Steve et Coralie, les juges ont considéré que, la maison
étant polluée, elle n’avait jamais pu acquérir la valeur à laquelle
Emmanuel l’avait achetée en 2009. En 2020, ils ont condamné l’État à lui
verser la maigre somme de 8 000 euros au titre d’un « trouble de jouissance » de son bien.
« L’État fait preuve d’une froide indifférence vis-à-vis des habitants »
« C’est d’une violence extrême, commente Emmanuel. Je
ne comprends pas pourquoi l’État n’assume pas ce passif. Il y a
énormément de personnes qui vont être confrontés aux mêmes problèmes. » Pour Laura Verdier, consultante en sols pollués, c’est la raison d’être de cette stratégie : « L’État
ne veut pas créer de précédents en menant des expropriations, sinon
toutes les personnes concernées vont lever la main pour être
indemnisées. Ses budgets ne sont pas à la hauteur. »"